Les femmes et la migration interne à Madagascar : entre défis et opportunités

publié le 21 septembre 2025

Le sujet des migrations féminines à Madagascar n’est pas nouveau. Longtemps, sur l’île Rouge, les déplacements des femmes répondaient principalement à des logiques matrimoniales : rejoindre leurs époux, intégrer une nouvelle famille, respecter les dynamiques communautaires. Aujourd’hui, ces mobilités prennent une autre dimension. De plus en plus de femmes migrent pour travailler, aspirer à une vie meilleure et affirmer leur autodétermination.

Ces migrations peuvent être choisies, lorsqu’elles traduisent une volonté d’émancipation économique et sociale, ou plus contraintes, lorsqu’elles s’imposent comme unique solution face à la précarité et à la saturation foncière. Dans tous les cas, elles placent les femmes face à de multiples défis : conditions de travail précaires, difficultés d’intégration en ville et poids persistant des stigmates sociaux liés aux normes traditionnelles.

Derrière ces trajectoires individuelles se dessinent donc des enjeux collectifs : les migrations féminines constituent à la fois un espace de recomposition des rapports de genre et un révélateur des inégalités qui traversent la société malgache contemporaine.

Femmes en mouvement : de la pauvreté rurale aux promesses urbaines

  À Madagascar, le visage de la migration change. Longtemps perçue comme l’apanage des hommes partis chercher du travail, elle se féminise de plus en plus. Des milliers de femmes quittent chaque année les campagnes pour rejoindre les villes, poussées par un mélange de nécessité économique, de contraintes sociales et de désir d’autonomie.

En milieu rural, les opportunités sont rares. L’agriculture de subsistance, peu productive, ne suffit plus à nourrir les familles. Selon la Banque mondiale, pour 2022 près de 80 % de la population rurale vit sous le seuil de pauvreté, contre 55% dans les zones urbaines. Dans ce contexte, la migration devient une stratégie de survie. Les villes offrent davantage de petits emplois – domesticité, restauration, textile, commerce informel – qui permettent non seulement aux femmes de subvenir à leurs besoins, mais aussi de soutenir leurs familles restées au village grâce aux transferts d’argent.

Mais l’économie n’explique pas tout. Derrière ces départs se cachent aussi des raisons sociales et culturelles. Pour beaucoup de jeunes filles, migrer est le seul moyen de poursuivre des études secondaires ou universitaires, souvent inexistantes en zone rurale. D’autres rejoignent un conjoint déjà installé en ville, ou cherchent à élargir leur réseau social en espérant un mariage plus avantageux. Et puis, il y a celles qui fuient le poids des normes traditionnelles : mariages précoces, pression familiale, absence d’autonomie. La ville apparaît alors comme un espace d’émancipation, où l’on peut choisir son destin avec un peu plus de liberté.

Ces migrations sont parfois choisies, parfois subies et on distingue alors les mobilités dites « volontaires », motivées par la recherche d’un emploi ou d’une formation, et les migrations « forcées », dictées par la survie. À Madagascar, les catastrophes naturelles – cyclones, sécheresses, inondations – déplacent régulièrement des familles entières. Certaines jeunes filles fuient aussi un mariage arrangé, des violences domestiques ou tombent dans le piège de fausses promesses d’emploi qui débouchent sur de l’exploitation.

Dans les Hautes Terres, où les filles ont longtemps bénéficié d’une relative égalité en matière de scolarisation et d’héritage, la saturation foncière depuis les années 1960 a bouleversé les équilibres. Moins de terres héritées, moins de ressources disponibles : les femmes se retrouvent fragilisées. Depuis les années 1980, Antsirabe et Antananarivo sont devenues des pôles d’attraction. Aujourd’hui, plus de la moitié des migrants d’Ampitatafika sont des femmes. Avant 2000, elles migraient surtout pour se marier ; depuis, elles partent de plus en plus pour travailler, indépendamment des parents ou du mari.

Ce mouvement redéfinit les rapports sociaux et conjugaux. Certaines femmes gagnent en autonomie et peuvent influer sur leurs choix personnels, mais les obstacles persistent : stigmates liés aux grossesses hors mariage, poids des traditions et dépendances économiques ou sociales. Ces trajectoires illustrent comment la migration interne reflète à la fois les inégalités rurales et les aspirations à l’émancipation.

Femmes rurales en ville : entre liberté et précarité

Une fois arrivées en ville, certaines femmes parviennent à s’implanter et à transformer leur vie. Grâce à leurs revenus, elles soutiennent leurs familles restées au village, accèdent à une autonomie financière et, pour certaines, prennent elles-mêmes des décisions sur leur mariage ou le nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir. La migration ouvre ainsi de nouveaux espaces de liberté et d’émancipation. Des exemples concrets le montrent : à Antananarivo, certaines femmes ont pu, après des années de travail dans le secteur informel, créer leur propre commerce, garantissant indépendance économique et stabilité pour leur famille.

Pourtant, l’exode rural féminin n’est pas sans défis. La majorité travaille dans l’informel – domesticité, commerce ambulant, textile – avec des salaires bas, sans protection sociale et souvent sous-exploitées avec des horaires conséquents. L’accès au logement reste difficile et coûteux, les obligeant à vivre dans des quartiers précaires, insalubres et surpeuplés, où l’eau potable, l’assainissement et les soins sont limités. Les obstacles sociaux et culturels s’ajoutent : stigmatisation comme « vazaha-tany » (étrangère, venue du village), perception de naïveté ou d’ignorance, double charge professionnelle et domestique, isolement et choc culturel. Psychologiquement, ces femmes affrontent un stress constant, peuvent développer une anxiété et un sentiment de perte d’identité car confrontées à un environnement urbain individualiste très différent de la solidarité rurale.

Face à ces défis, certaines femmes choisissent de retourner en zone rurale. Ce retour, parfois interprété comme un échec, peut aussi représenter une réadaptation stratégique : retrouver un environnement plus stable, solidaire et sécurisant, tout en mettant à profit les compétences acquises en ville. L’exode féminin malgache apparaît ainsi comme un équilibre fragile entre autonomisation, résilience et vulnérabilité psychologique, économique et sociale, révélant à la fois les promesses de la ville et les contraintes auxquelles les femmes doivent faire face.

L’autonomie sans partir : quand l’énergie solaire émancipe les femmes

 Si les migrations apparaissent comme un levier d’autonomie pour de nombreuses Malgaches, il existe également des initiatives locales qui visent à renforcer l’émancipation des femmes restées dans les villages. L’une des plus emblématiques est le projet porté par Barefoot College en partenariat avec l’ONG WWF, qui a introduit à Madagascar l’approche dite des « femmes ingénieures solaires ».

Lancé en 2012, ce programme a pour objectif de promouvoir l’accès à une énergie durable tout en renforçant les capacités des communautés rurales. Le principe est simple mais ambitieux : sélectionner des femmes issues de villages isolés et les envoyer suivre une formation de six mois en Inde, au Barefoot College. À leur retour, elles disposent de tout le matériel nécessaire pour fabriquer, assembler et installer des systèmes solaires domestiques, mais aussi pour assurer la maintenance et les réparations. Véritables techniciennes de l’énergie, elles deviennent ainsi des actrices clés du développement local.

Entre 2012 et 2017, cinq villages ont été ciblés : Iavomanitra, Tsaratanana, Andranomilolo, Ambakivao et Voroja. Le choix de ces localités a reposé sur des critères précis : isolement géographique, absence d’accès à l’électricité, taille réduite (100 à 200 ménages), bonne cohésion sociale et proximité avec des écosystèmes critiques à protéger. WWF a privilégié des communautés avec lesquelles elle travaillait déjà sur la gestion durable des ressources naturelles, garantissant ainsi un suivi sur plusieurs années.

  Les bénéfices de cette approche sont multiples. D’un point de vue social, elle valorise le rôle des femmes, longtemps cantonnées aux tâches domestiques, en les plaçant au cœur de l’innovation et du progrès technologique. D’un point de vue économique, elle offre aux villageois un accès à l’électricité à des coûts abordables, tout en réduisant leur dépendance au pétrole lampant ou au charbon. Enfin, d’un point de vue environnemental, l’énergie solaire contribue à limiter la déforestation et les émissions polluantes, tout en s’inscrivant dans une logique de durabilité.

Fragilités et aspirations dans un Madagascar vulnérable

L’étude des migrations féminines dans les Hautes Terres malgaches révèle combien ces déplacements redéfinissent les rapports sociaux et de genre. Les femmes ne migrent plus seulement pour se marier, mais de plus en plus pour travailler, gagner un revenu et construire elles-mêmes leur projet de vie. Cette autonomie économique transforme leur rapport à la famille, au mariage et à la communauté. Cependant, cette émancipation reste partielle : elle se heurte aux normes sociales persistantes et à la précarité des emplois féminins.

 L’exode rural vers les villes contribue également à une montée préoccupante de la pauvreté urbaine. En 2022, 55 % des citadins vivaient sous le seuil de pauvreté, et dans les villes secondaires, la proportion de pauvres a atteint 61 %, en partie à cause de la migration continue depuis les zones rurales. Les villes, déjà fragiles sur le plan des infrastructures et des services de base, peinent à absorber ces flux massifs, exacerbant l’insécurité économique et sociale pour les nouvelles arrivantes.

Ces dynamiques locales font écho à des trajectoires plus larges, bien au-delà des frontières de l’île. De nombreuses Malgaches migrent aujourd’hui vers les capitales africaines, les pays du Golfe, ou encore l’Europe et l’Amérique du Nord. Comme les mobilités internes, ces migrations internationales s’inscrivent dans une tension entre recherche d’autonomie et vulnérabilité économique : elles ouvrent de nouvelles perspectives – revenus plus élevés, diversification des horizons matrimoniaux, renforcement de l’individualité – mais exposent aussi à de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation.

Qu’elles soient internes ou internationales, les migrations féminines malgaches révèlent les mutations sociales contemporaines : elles traduisent la volonté des femmes de s’affirmer comme actrices de leur destin tout en soulignant les inégalités persistantes dans un monde globalisé. Elles incarnent un levier d’émancipation fragile mais réel, qui nécessite des politiques publiques et des initiatives locales capables de transformer ces mobilités en véritables opportunités durables.


Bibliographie

  • GASTINEAU Bénédicte, RAKOTONARIVO Andonirina, Migration des jeunes célibataires dans les Hautes Terres malgaches. A la conquête de l’autonomie conjugale, GéoCarrefour, Vol. 88/2 pp.107-118, 2013
  • Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2020. 2019-2020 Intégrer la migration au développement rural et urbain – Rapport d’évaluation : Madagascar. OIM. Bruxelles
  • RANDRIANASOLO Iharivola, La migration de femmes malgaches : du monde rural vers la capitale, de la capitale vers l’international : entre quête de survie et tentative de sécurisation, Thèse Université de Tours, 2022
  • World Bank Group, Navigating Two Decades of High Poverty and Charting a Course for Change in Madagascar. Poverty and Equity Assessment, 2024
    WWF Madagascar, A la lumière des femmes rurales malgaches, Cinq années d’apprentissage avec les “Femmes Ingénieurs Solaires” du Barefoot College, 2017