Oppressions intériorisées à Madagascar : les femmes face à la reproduction sociale du patriarcat

publié le 06 juin 2025

Introduction

La misogynie intériorisée est définie comme étant l’intégration inconsciente de normes sexistes par les femmes elles-mêmes, les conduisant à perpétuer des attitudes discriminatoires et misogynes envers d’autres femmes ou envers elles-mêmes. Cela peut se traduire par des comportements de dévalorisation, de rivalité ou de jugement sur la base de critères sexistes. 

Dans son article A 101 Introduction to Internalised Misogyny, Harshita Narasimhan met en lumière le phénomène de la misogynie intériorisée chez les femmes, qu’elle présente comme un mécanisme ancré historiquement. Celui-ci se manifeste notamment par une tendance à se dissocier et se désolidariser des autres femmes, dans une quête de reconnaissance ou de valorisation sociale. La présente analyse vise à ouvrir des pistes de réflexion sur certaines mentalités et représentations sociales malgaches, qui, notamment en matière de sexisme, tendent à être perçues comme des postulats, échappant ainsi toute lecture sociologique ou remise en question de l’ordre établi. 

Une construction et une légitimation sociale

La société malgache conservatrice, comme dans de nombreux pays régis par le patriarcat, a une vision singulière de ce que devrait être une femme ou de la vie qu’elle devrait mener en tant que femme. La vie et l’attitude à adopter en tant que femme, restent le mystère le plus connu, car aucune femme n’arrive factuellement à l’atteindre tandis que le fiarahamonina, c’est-à-dire la société, y compris les femmes, y font l’éloge et participent à cette (auto)oppression. Les pressions patriarcales se voient ancrées dans l’inconscient des femmes elles-mêmes. Se positionnant comme des postulats et un devoir social à respecter par toutes.

Harshita Narasimhan cite la fameuse phrase “I am not like most girls” ou “je ne suis pas comme la plupart des filles”, ce déclaratif qui se voit utilisé par les femmes pour se désolidariser des autres femmes et chercher à s’y dissocier pour se rapprocher du groupe dominant afin d’espérer obtenir une certaine reconnaissance ou valeur sociale. 

Mais lorsque l’on essaye de comprendre l’idée qui se cache derrière le qualificatif “la plupart des filles”, dont fait allusion ce déclaratif, nous tombons inévitablement dans une spirale de stéréotypes imprécis et poussés sur une vision floue et péjorative. D’une part, il s’agit là d’associer la féminité à la fragilité et à la vulnérabilité et d’autre part, à de la vénalité qui serait profondément naturelle en chaque femme. Il existe une expression courante en malgache qui dit “efa ao anaty io”, qui peut être traduit par “c’est ancré” en parlant de la malveillance des femmes. Autrement dit, la prétendue malveillance et vénalité des femmes seraient naturelles. Cependant, dès lors que l’on attribue un jugement comme relevant de l’ordre naturel, toute tentative de compréhension ou d’analyse structurelle devient vaine. La féminité est, dans un cas comme un autre, vue comme étant dégradante et où les femmes chercheraient à s’y dissocier absolument sans y échapper totalement. Dans le langage courant, plusieurs expressions négatives ou rentrant dans le champ lexical de la faiblesse morale ou physique, relève du féminin “sarimbavy, adim-behivavy, resa-behivavy” mais également le terme fanaka malemy qui signifie “meuble fragile”, une métaphore utilisée pour décrire les femmes. Paradoxalement, cette féminité tant rejetée est également promue lorsqu’elle est associée à “la bonne féminité” qui prône la bonne attitude à adopter en tant que femme, sous certaines conditions. Cette féminité se caractérise également par un rôle socialement genré, incarnant l’épouse soumise, la mère dévouée et pieuse en surmontant infidélité et violences à tous les niveaux et n’aurait pas le permis social de quitter un ménage violent car ravaky ny tokantrano, qui peut être traduit par “le bijou de la maison”. Si une femme se conforme au maximum à ces comportements attendus, cela renforce sa valeur et son acceptabilité car elle fait ce que l’on attend d’elle. Malgré sa prétendue vénalité naturelle, elle essaye d’être une bonne épouse et une bonne mère, et cela la rend acceptable. Tout se passe comme si les femmes devaient se racheter une valeur et une réputation car naturellement vénales. Cela se passe également comme si le fait d’être une femme insigne une culpabilité naturelle et qu’il est nécessaire se racheter par l’adoption d’attitude et de mode de vie conforme. La soumission et la conformité avec le rôle attendu sont vues comme le rôle que devrait occuper la femme malgache de facto

Ce critère, inatteignable dans les faits, est vu comme la référence en matière de “fahamendrehana” ou respectabilité. Car une femme respectable remplirait les critères suivant ou devrait s’en rapprocher au mieux. Face à un mari autoritaire, la respectabilité d’une femme se mesure par sa capacité à se montrer soumise. Face à une charge mentale et au surmenage, la respectabilité d’une femme se mesure par sa capacité à incarner la mère totalement dévouée, critère plus ou moins flou, tant les exigences tendent à se rajouter au fil des situations. Face à l’infidélité et aux violences conjugales, la respectabilité d’une femme réside dans sa capacité à “rester forte” et à résister sans partir car cette situation est vue comme une épreuve à passer. Les violences et micro-violences subies par les femmes sont vues comme des épreuves ou même un passage obligatoire, à vivre dans l’existence d’une vehivavy mendrika ou d’une femme respectable. La capacité d’une femme à endurer la souffrance resterait donc son plus grand mérite et serait l’outil pour mesurer sa valeur, tant sur le “marché” matrimonial que personnel. Cette capacité à endurer les souffrances demeure également le prix à payer pour espérer estomper sa supposée vénalité naturelle.

La misogynie comme un contrat social 

Anna Rosenwasser dans son article Misogynie intériorisée, la haine des femmes est en nous, soutient que “la plupart des gens s’imaginent la discrimination comme des méchancetés qui émanent de la majorité et qui s’abattent sur la minorité. Ce que nous n’imaginons pas dans le concept de discrimination, généralement, c’est que le groupe discriminé peut lui-même y contribuer.”

La misogynie intériorisée se produit lorsque les femmes expriment une légitimité face à ces pratiques dévalorisantes et modes de pensée oppressantes. Ainsi, elles deviennent, elles aussi, oppressantes et même gardiennes de leur propre oppression. L’exigence sociétale de la vehivavy mendrika est partagée et promue, par les femmes également : elles font l’éloge de ces comportements de fiharetana ou de soumission, normalisent cette tendance à voir les violences psychologiques, morales et physiques comme étant des épreuves de la vie à affronter et non une situation violente qui pourrait pousser à partir.  

De ce fait, tout discours ou pratique qui tendraient à pluraliser les rôles des femmes ou à défendre leurs droits face aux violences, serait vu comme un défi social aux normes établies

Nous pouvons alors nous retrouver dans une fracture sociale où la sororité et la solidarité féminine deviennent une impasse. 

Pour mieux comprendre la complexité de la misogynie intériorisée, il est primordial de s’intéresser aux mécanismes psychologiques et sociologiques qui l’entourent : 

  • La validation masculine comme ressource limitée : dans une société où le regard masculin est perçu comme essentiel (notamment pour la réussite sociale, professionnelle, ou amoureuse), les femmes peuvent être poussées à se concurrencer afin d’obtenir cette reconnaissance ou faire partie du groupe dominant. 
  • Le syndrome de la reine des abeilles : certaines femmes qui ont réussi dans un environnement sexiste peuvent rejeter la sororité pour se conformer aux règles dominantes et éviter d’être perçues comme faibles. 
  • L’éducation et la socialisation genrée : dès l’enfance, les filles sont souvent encouragées à se comparer et à rivaliser sur des aspects comme l’apparence ou le comportement, alors que les garçons sont valorisés pour la solidarité et l’esprit d’équipe.
  • La peur du stigmate collectif : certaines femmes rejettent les comportements communément associés au féminin, tels que l’expression des émotions ou la vulnérabilité, dans le but d’échapper aux représentations sociales les assimilant à des signes de faiblesse ou d’infériorité par rapport aux hommes. Ce positionnement repose souvent sur l’idée que les inégalités ne relèvent pas de dynamiques structurelles, mais d’attitudes individuelles. Une telle perspective est alimentée par un contexte sociétal imprégné d’individualisme et de rationalité néolibérale, où la lecture systémique des rapports de domination tend à être évacuée au profit de récits de responsabilité personnelle. Selon cette logique, l’expérience du sexisme ne découlerait pas d’un système patriarcal global, mais d’un excès de conformité aux stéréotypes de genre : une femme serait discriminée non pas parce qu’elle est femme, mais parce qu’elle serait trop féminine. Cette interprétation contribue à invisibiliser les mécanismes sociaux et historiques de la domination masculine. L’essor de récits inspirants autour de “l’entrepreneuriat au féminin” illustre cette dynamique : en valorisant des parcours individuels de réussite, ces discours valident l’idée qu’il est possible de « dépasser » les inégalités par des efforts personnels, sans remettre en cause les structures de pouvoir sous-jacentes.

Dans ce cadre, refuser d’endosser des comportements perçus comme féminins revient à chercher à se rapprocher des normes masculines dominantes, afin d’éviter la stigmatisation. Il ne s’agit alors pas de questionner les hiérarchies de genre elles-mêmes, mais de tenter de s’en affranchir en adoptant les codes du groupe dominant. Cette stratégie d’adaptation, bien qu’elle puisse offrir une forme de protection symbolique, perpétue l’idée que le problème réside dans la féminité plutôt que dans le système qui la disqualifie.

Pour conclure, la misogynie intériorisée constitue une réalité sociale complexe, intrinsèquement liée à une construction patriarcale des rapports de genre qu’il convient de reconnaître et d’analyser de manière critique. Cette forme d’intériorisation des violences sexistes participe à la fragmentation des solidarités entre femmes, contribuant ainsi au maintien et à la reproduction des structures de domination existantes.

Sources :

Rosenwasser, A. (2021). Misogynie intériorisée : La haine des femmes est en nous.

Narasimhan, H. (2016). A 101 Introduction to Internalised Misogyny.

Quattrocchi, A. (2023). Le pouvoir épuisé même ceux qui l’ont.

Belmehdi, R. (2022). Rivalité, nom féminin : Une lecture féministe du mythe.

Kool Saina (2021). De la banalisation du sexisme dans le langage malgache.